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© Hessisches Staatsarchiv Marburg, Best. 340 Grimm Nr. Z 45
aus : Le Constitutionnel, 1850,Jul.29
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Lettres de GOETIIE et de BETTINA,
Tiaduites de l’allemand
Par Sébastien albin. ( 2 vol. in-8®. — 1843. )
Nous avons vu une fois, si l’on s’en sou
vient, Jean-Jacques Rousseau en correspon
dance avec une de^ ses admiratrices qui s’é
tait éprise de lui jusqu’à oser l’aimer. Mme
de La Tour-Franque ville, après la lecture de
la Nouvelle Héloïse, se monte la tète, Se croit
une Julie d’Etauge, et elle écrit des lettres
très vives au grand écrivain, qui la traite as
sez mal et en misanthrope quil est. 11 est cu
rieux de voir comment, dans un cas analo
gue, le grand poète de rAilemagne, Goethe,
traita différemment l’une de ses jeunes ad
miratrices, qui lui déclarait avec exaltation
son amour. Mais, dans ce cas non plus que
dans l’autre, il ne faut pas s’attendre à un
amour vrai, naturel, partagé, à l’amour de
deux êtres qui échangent et confondent les
sentimens les plus chers. Ce n’eM pas de l’a
mour proprement dit, c’est un culte ; il y a
une prêtresse et un dieu. Seulement, Rous
seau était un dieu malade, quinteux, atteint
de gravelle, et qui avait moins de bons que
de mauva : s jours. Goethe est un dieu supé
rieur, calme, serein, égal, bien portant et
bienveillant, le Jupiter olympien qui regarde
et sourit.
Au printemps de 1807, il y avait à Franc
fort une charmante jeune fille, âgée de dix-
neuf ans, et si petite qu’elle n’en paraissait
ue douze ou treize. Bettina Brentano, fille
u un père italien établi et marié à Francfort,
appartenait à une famille-très originale et
dont tous les membres avaient un cachet de
' singularité et de fantaisie. C’était un propos
•ui avait cours dans la ville, que, « là où la
folie finit chez les autres, elle ne faisait que
commencer chez lps Brentano, e La petite
Bettina n’aurait pas pris ce mot pour une
ajure : a Ce que d’autres appellent extravà -
. ance est compréhensible pour moi, disait-
iile, et fait partie d’uu savoir intérieur que
je nt puis exprimer. » Elle avait en elle le
démon, le lutin, la fée, ce qu’il y a au mon
de de plus opposé à l’esprit bourgeois et for
maliste avec qui elle était en fT’-'rre décla
rée. Restée italienne par son imagination qui
était colorée, pittoresque et lumineuse, elle
y combinait la rêverie et l’exaltation alle
mande, qu’elle semblait pousser parmomens
jusqu’à l’hallucination et à l’illuminisme.
« 11 y a en moi, disait-elle, un démon qui
«’oppose à tout ce qui veut faire de la
réalité. » La poésie était son monde na
turel. Elle sentait l’art et la nature com
me on ne les sent qu’en Italie; mais ce
gentiment, commencé à l’italienne, se tradui-
fait, se terminait trop souvent en vapeurs et
en brouillards, non sans avoir passé par tou
tes les couleurs de l’arc-en-ciel. Bref, au
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milieu de tant de qualités rares qui déco
raient la petit ' Bettina et qui en taisaient une
merveille, il ne lui manquait que ce qu’on
appellerait tout net le bon sens français, lequel
n'est peut-être pas compatible avec tous ces
autres dons. Il semblait que la famille de
Bettina, en venant d'Italie en Allemagne, fût
passée, non par la France, mais par le Tyrol,
ea compagnie de quelque troupe de gais Bo
hèmes. Au reste, ces défauts que j’indique
peuvent se marquer en avançant dans la vie;
mais, à dix-neut ans, ce n’est qu’un piquant
de plus et qu’une grâce.
En parlant si librement de Bettina, j’ai
presque besoin de m’en excuser, car Bettina
Brentano, devenue Mme d’Arnim, veuve au
jourd’hui d’Aehim d’Arnim, l’un des poètes
distingués de l’Allemagne, vit à Berlin, en
tourée des hommes les plus remarquables,
jouissant d’une considération qui n’est pas
due seulement aux facultés élevées de l’es-
{ >rit, mais qui tient aussi aux vertus excel-
entes de l’ame et du caractère. Cette fée, si
long -temps lutine, se trouve être, assure-t-
on, l’un des plus dévoués des cœurs de
femme. Mais c’est elle-même qui, en 1833,
deux ans après la mort de Goethe, a publié
cette Correspondance qui nous la fait con
naître tout entière, et qui nous permet, qui
nous oblige d’en parler si à notre aise et si
hardiment. Ce livre, traduit en français par
une femme de mérite qui s’est dérobée sous
le pseudonyme de Sébastien Albin, est un des
plus curieux et des phis propres à nous faire
pénétrer dans les différences qui séparent le
génie allemand du nôtre. La préface de fau
teur commence par ces mots : « Ce livre est
pour les bons et ‘non pour les médians, j» C’est
comme qui dirait : Honni soit qui mal y
pense.
Ce fut donc cette jeune fille de dix-neuf
ans, Bettina, qui se mit un jour brusque
ment à aimer le grand poète Goethe d’un
amour idéal, et sans l’avoir encore vu. Un
matin qu’assise dans le jardin parfumé et si
lencieux , elle rêvait à son isolement, l’idée
de fioethe sa préseita à son esprit ; elle ne le
eonnaissait que par sa renommée , par ses
livre*, par le mal même qu’elle entendait
cruelquefois dire autour d’elle de son carac
tère indifférent et froid. Son imagination se
prit à l’instant, et l’objet de son culte fut
trouvé.
êoethe avait alors cinquante-huit ans; il
avait un peu aimé dans sa jeunesse la mère
de Bettina. Il vivait depuis longues années à
Weimar, à la petite cour de Charles-Auguste,
dans la faveur, ou pour mieux dire dans l’a
mitié et l’intimité du prince, dans une élude
calme, variée, universelle , dans une fécon
dité de production incessante et facile , en
tout au comble de la félicité, dù génie et de
la gloire. La mère de Goethe habitait Franc
fort; Bettina se lia avec elle et se mit à ai-
paer, à étudier, et deviner le fils dans la
persomie de cette mère si remarquable et si