© Hessisches Staatsarchiv Marburg, Best. 340 Grimm Nr. Z 45
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On a dit de Goethe que c’était un dieu olym
pien,..mais ce n’était Certes pas un dieu de
l’Olympe d’Homère; quand de telles batailles
se livrent sous llion, Homère y fait descendre
tous ses dieux.
Après Hofer, comme seconde infidélité de
Bettina, il faut compter Beethoven. Du pre
mier jour qu’elle le vit à Vienne, en mai
1810, Bettina ressentit ce qu’elle avait senti
pour Goethe : elle oublia l’univers. Le grand
compositeur , sourd , misanthrope , amer
pour tous, fut pour elle, dès la première
visite, ouvert, confiant, abondant en bonnes
et magnifiques paroles : il se mit aussitôt au
piano et joua et chanta, à son intention, ses
chants les plus divins. Ravi de sa façon d’é -
eouter et de son approbation franche et
naïve, il la reconduisit jusque chez elle, et
il lui disait mille choses de l’art en chemin :
« Il parlait si haut et s’arrêtait si souvent, ra-
conte-l elle, qu’il fallait du courage pour rester
à l’écouter ; mais ce qu’il disait était si inattendu,
si passionné, que j’oubliais que nous étions dans
la rue. On fut fort étonné chez nous de le voir
arriver avec moi. Après le dîner, il se mit de son
plein gré au piano et joua long-temps et merveil
leusement bien ; son génie et son orgueil fermen
taient ensemble. »
C’est un don rare et une preuve de génie
aussi, il faut le reconnaître, que de savoir, à
ce degré, apprivoiser les génies. Beethoven
était informé de la liaison de Bettina avec
Goethe; il lui parla beaucoup de celui-ci, il
désira que ses pensées sur l’art lui fussent
redites par elle. Ces conversations de Beetho
ven sont admirablement rendues par Betti
na : la naïveté d’un génie qui a le sentiment
de sa force, qui dédaigne son temps et a foi
en l’avenir, une nature grave, énergique et
passionnée, s’y peignent en paroles mémora- >
blés. Ce Beethoven me fait tout l’efïet d’un
Milton. Nous sommes ici, remarquez-le bien,
avec les plus grands des hommes, f avec les
très grands, et l’honneur de Bettina, c’est
d’avoir su être de Beethoven à Goethe un di
gne interprète. Goethe est touché et répond
avec émotion, avec complaisance. Ce sont
deux rois, deux rois mages qui se saluent de
loin par ce petit page lutin qui fait si bien les
messages, et qui les fait cette fois avec gran
deur. Ici encore Goethe garde bien son carac
tère de curieux qui étudie et qui cherche à
s’expliquer naturellement les êtres et les cho
ses. Il est enchanté et ravi de voir un si grand
individu que Beethoven venir augmenter sa
collection et sa connaissance : « J’ai eu bien
du plaisir, dit-il, à voir se refléter en moi
cette image d’un génie original. » Ce grand
miroir de l’intelligence de Goethe tressaille
involontairement, quand un nouvel objet di
gne de lui s’y réfléchit. Goethe et Beethoven
se virent deux ans après, à Tœplitz. Dans
cette rencontre de deux génies égaux et frères
à tant d’égards, et dont Tun juge l’autre,
Beethoven conserve manifestement la supé
riorité morale.
On a deux lettres de lui à Bettina. Il est
évident que Beethoven fut louché au cœur
par cette jeune personne qui savait si bien
i’écouter et lui répondre avec ses beaux re
gards expressifs. On se dit en lisant ces deux
admirables lettres : que n’a-t-elle aimé Bee
thoven au lieu de Goethe ! elle aurait trouvé
qui lui aurait rendu don pour don. Beetho
ven était certes aussi amoureux de l’art que
Goethe pouvait l’être, et l’art serait toujours
restée sa passion première. Mais if soutirait,
il vivait superbe et mélancolique dans son gé
nie, sépaié du reste des hommes, et il aurait
voulu s’en séquestrer davantage encore ; il
s’écriait avec douleur et sympathie: «Chère,
très chère Beltine, qui comprend i’art? Avec
qui s’entretenir de cette grande divinité? »
C’est avec elle qu’il en aurait pu causer avec
^panchement^ai^chèr^nfanlMnmli^^
îî, n y a Bièn îong-tëmps que npus pro fessons
la'même opinion sur toute chose. »
Il faut bien qu« tout finisse. Bettina se ma
ria en 1811 à M. d’Arnim, et sa liaison avec
Goete, sans jamais cesser, en reçut une at
teinte. Avec toute la complaisance possible
d’imagination, il n’y avait plus moyen de
continuer comme auparavant le rêve. Cette
liaison passa graduellement à l’état de culte
immuable et de souvenir. Bettina fit peu h
peu dès reliques de tout ce qui avait été le
parfum et l’encens de sa jeunesse.
J’aurais voulu pouvoir donner une plus
complète et plus juste idée d’un livre qui est
si loin de nous, de notre manière de sentir
et de sourire, si loin en tout de là race gau
loise, d’un livre où il entre tant de fantaisie,
de grâce, d’aperçus élevés, de folie,.et oùde
bon sens ne sort que déguisé en espièglerie et
en caprice, Goethe, un jour qu’il s’était long
temps promené avec Bettina dans le parc de
Weimar, la comparait à la femme grecque de
Mantinée, qurdonnait des leçons d’amour à
Socrate, et il ajoutait : «Tune prononces pas
une seule parole sensée, mais ta folie instruit
plus que la sagesse de la Grecque. » Que
pourrions-nous ajouter à un tel jugement?
Mais, le lendemain du jour ou Ton a lu ce
livre, pour rentrer en plein dans le vrai de
la nature et de la passion humaine, pour
purger son cerveau de toutes velléités chi
mériques et de tous brouillards, je conseille
fort de relire la Bidon de Y Enéide, quelques
çcènes de Roméo et Juliette, ou encore l’épi
sode de Françoise de Rimini chez Dante, ou
tout simplement Manon Lescaut.
SAINTE-BEUVE.