© Hessisches Staatsarchiv Marburg, Best. 340 Grimm Nr. Z 45
a
il répare à-l’instant, par un mot gracieux et
poétique, ses froideurs apparentes ou réelles,
il les recouvre d’un sourire. Cette aimable et
joueuse enfant lui remet en pensée le temps
où il était meilleur, plus vraiment heureux,
où il n’avait pas encore détourné et en par
tie sacrifié à la contemplation et à la réflexion
du dehors son ame primitive, intérieure et
plus délicate. Il reconnaît qu’il lui doit un
rajeunissement d’esprit et un retour à la vie
spirituelle. Il lui renvoie souvent ses propres
pensées à elle, revêtues du rliythme ; il les
fixe en sonnet : « Adieu, ma charmante en
fant, lui dit-il, écris-moi bientôt, afin que
j’aie bientôt quelque chose à traduire. » Elle
lui fournit des thèmes de poésie : il les brode,
il les exécute. Oserons-nous dire qu’il nous
semble souvent que la fleur naturelle est de
venue par-là une flqur artificielle plus bril
lante, plus polie, mais aussi plus glacée, et
qu’elle a perdu de son parfum? Il parait,
au reste, reconnaître lui-même cette supé
riorité d’une nature riche et capricieuse, qui
se produit chaque fois sous une forme tou
jours surprenante, toujours nouvelle : « Tu
es ravissante, ma jeune danseuse, lui dit-il;
à chaque mouvement, tu nous jettes à l’im-
proviste une couronne. »
C’est qu’aussi elle le comprend si bien, elle
sait si bien l’admirer! On extrairait de ces
Lettres de Bettina non-seulement un Goethe
idéal, mais un Goethe réel, vivant, beau en
core et superbe sous les traits de la première
vieillisse, souriant sous son front-paisible,
« avec ses grands yeux noirs un peu ouverts,
et tout remplis d’amabilité quand ils la re
gardent. » Elle sent si bien en lui la dignité
qui vient de la grandeur de l'esprit : « Quand
je te vis pour la première fois, ce qui me pa
rut remarquable en toi et m’inspira tout a la
fois une vénération profonde et un amour
décidé, c’est que toute ta personne exprime
ce que le roi David dit de l’homme : Chacun
doit être le roi de soi-même. » Et cette dignité
chez Goethe, dans le talent comme dans la
personne, se marie très bien avec les grâces,
non pas avec les grâces tendres ou naïves,
mais avec les grâces sévères et un peu ré
fléchies : « Ami, lui dit-elle encore avec pas
sion, je pourrais être jalouse des Grâces; el
les sont femmes, et elles te précèdent sans
cesse; où tu parais, paraît avec toi la sainte
Harmonie. » Elle le comprend sous les diffé
rentes formes qu’a revêtues son talent, sous
la forme passagère et orageuse de Werther,
comme sous la figure plus calme et supé
rieure qui a triomphé: «Torrent superbe, oh!
comme alors tu traversais bruyamment les
régions de la jeunesse, et comme tu coules
maintenant, fleuve tranquille, à travers les
prairies ! » Avec quel dédain un peu jaloux
elle s’en prend à Mme de Staël, qui s’atten
dait d’abord à trouver dans Goethe un se
cond Werther, et qui était toute désappointée
et au regret de l’avoir trouvé si différent,
comme si elle l’en avait jugé moindre :
« Mme de Staël s’est trompée deux fois, di
sait Bettina, la première dans son attente, la
seconde dans son jugement. »
Cependant cette jeune fille si vive, ce lutin
mobile qui a en lui je ne sais quoi de l’esprit
étliéré de Mab ou de Titania, a aussi, comme
M/gnon de Wilhelm Meister, du sang italien
dans les veines. Bettina a beau, se faire alle
mande autant que possible, elle ne peut se
contenter tout à fait de cette vénération esthé
tique et idéale qui ne suffit pas à la nature.
Il y a des momens où, sans bien s’en rendre
compte, elle désire plus; elle voudrait passer
tout un printemps avec son auguste ami.
Elle voudrait se donner tout entière en es
prit, mais qu’on se donnât aussi en retour'
« Peut-on recevoir un présent sans se don
ner, soi aussi, en présent? remarque-t-elle
très bien. Ce qui né se donne pas tout entier.
et pour toujours, peut -on l’appeler un don ? »
Or Goethe se montre, mais il ne se donne
pas. Il lui écrit des lettres courtes, et quel
quefois par un secrétaire ; elle s’irrite alors,
elle boude. Elle demande peu, mais que ce peu
soit au moins tout entier de fui: «Tu m’as
dans mes lettres, dit-elle, mais moi t’ai-
je dans les tiennes ? » Depuis la mort de la
mère de Goethe, Bettina a plus de sujet de
se plaindre ; car cette bonne mère connais
sait son fils et expliquait à la jeune fille com
me quoi l’émotion du poète se relrouvait'dans
ces quelques lignes légèrement tracées, et
qui eussent paru peu de chose venant d’un
autre : « Moi, je connais bien Wolfgang
(Goethe), disait-elle ; il a écrit ceci le cœur
plein d’émotion. » Mais depuis que Bettina
n’a plus,,cette clairvoyante interprété pour la
rassurer, il lui arrive de douter quelquefois.
Au reste, la douleur n’a pas le temps de se
glisser à travers toutes ces explosions de fan
taisie et ces fusées brillantes, et l’on se prend,
en la lisant, à répéter avec Goethe lui-même
que ce sont là d’aimables illusions : «Car qui
pourrait? raisonnablement croire à tant dV
mour ? Il vaut mieux accepter tout cela com
me un rêve. »
Si Goethe était réellement amoureux, re
marquez bien qu’il aurait souvent de quoi
être jaloux de Bettina; car elle se prend en
courant à bien des choses et à bien des gens.
Je laisse là les beaux hussards français, les
jeunes artistes de Munich, à qui elle prêche
l’art, l’art sensible, italien, et non vaporeux ;
mais les grands rivaux de Goethe dans cette
jeune ame enthousiaste, c’est le héros tyro
lien Hofer, c’est le grand compositeur Beetho
ven. Hofer, le héros de l’insurrection du Ty-
rol, est la première infidélité de Bettina. Au
printemps de 1809, lorsque la guerre de tou
tes parts se renflamme, et que les combats
de géans vont se livrer, Bettina ne saurait
être indifférente; le son du clairon ne la
laisse plus dormir. De Munich où elle est
alors, elle suit du regard, avec une anxiété
sans pareille, toutes les phases de celte sainte
et patriotique levée des Tyroliens, se sacri -
Fiant à leur empereur qui les abandonne, et
qui finit par les livrer. Au lieu de ces fantai
sies habituelles où elle se jouait comme l’a
beille ou le papillon, Goethe est tout étonné
de recevoir d’elle des lettres ardentes, où elle
lui dit : « O Goethe! que-ne puis-je aller en
Tyrol, et y arriver à temps pour mourir de
la mort des héros ! » La prise et la mort
d'Hofer, qu’on laisse fusiller, lui arrachent
des paroles de douleur et de haute q^ence
morale. Les réponses de Goethe à cesu .ns
héroïques sont curieuses. Il composait, du
rant ce temps-là, durant les jours de Wa
gram, son froid roman des Affinités élec
tives, afin de détourner sa pensée des mal
heurs du temps. Le cri ardent de Bettina
tire de lui ceite réflexion paisible : « En met
tant ta dernière lettre avec les autres, je
trouve (pi'elle clôt une intéressante époque
(1807-1810). Tu m’as conduit, à travers mi
charmant labyrinthe d’opinions philosophi
ques, historiques et ^musicales, au temple de
Mars, et dans tout et toujours tu conserves ta
saine énergie....» Voilà bien le naturaliste-
contemplateur qui apprécie et réfléchit les
impressions d’alentour, mais ne les partage
pas. Il la félicite de son énergie, il y applau
dit, mais il s’en passe. Du point de vue où il
s’est placé, il ne voit dans ces scènes où des
masses' d’hommes se sont sacrifiées pour de
grandes causes, que des transformations ca
pricieuses dé la vie. Dans’le sang répandu des
héros tyroliens, il n’a vu encore qu’un par-
| fum de" poésie : « Tu as raison, écrivait-il à
Bettina, de dire que le sang des héros répan
du sur la terre renaît dans chaque fleur. »
Encore un coup» l’héroïsme n’est pas le côté
supérieur de Goethe.