à Bettina pour s’exprimer, Goethe lui posa la
main sur la bouche et lui dit : a Parle des
yeux, je comprends tout. » Et quand il s’a
perçut que les yeux de la charmante enfant,
de l'enfant brune et téméraire, étaient remplis
de larmes, il les lui ferma, en ajoutant avec
grande raison : « Du calme ! du calme ! c’est
ce qui nous convient à tous deux. » Mais
n’êtes-vous pas tenté de vous demander en
lisant ces scènes : Qu’en dirait Voltaire?
Sortons un peu des habitudes françaises
pour nous faire une idée juste de Goethe.
Personne n’a mieux parlé que lui de Voltaire
même, ne l’a mieux défini et compris comme
le type excellent et complet du génie fran
çais ; tâchons à notre tour de lui rendre la
pareille en le comprenant, lui le type accom
pli du génie allemand. Goethe est, avec Cu
vier, le dernier grand homme qu’ait vu mou
rir le siècle. Le propre de Goethe était l’éten
due, l’universalité môme. Grand naturaliste
et poète, il étudie chaque objet et le voit à
la fois dans la réalité et dans l’idéal ; il l’é
tudie en tant qu’individu, et il l’élève, il le
place à son rang dans i’ordre général de la
nature ; et cependant il en respire le par
fum de poésie que toute chose recèle en soi.
Goethe tirait de la poésie de tout ; il était
curieux de tout. Il n’était pas un homme,
pas une branche d’étude dont il ne s’en-
quît avec une curiosité, une précision
qui voulait tout en savoir, tout en saisir, jus
qu’au moindre repli. On aurait dit d’une pas
sion exclusive ; puis, quand c’était fini et
connu, il tournait la tête et passait à un autre
objet. Dans sa noble maison, qui avait au
frontispice cemot : Salve, il exerçait l’hospitali
té envers les étrangers , les recevant indistinc
tement, causant avec eux dans leur langue,
faisant servir chacun de sujet à son étude, à
sa connaissance, n'ayant d’autre but en toute
chose que l'agrandissement de son goût : serein,
calme, sans fiel, sans envie. Quand une chose
ou un homme lui déplaisait, ou ne valait pas
la peine qu’il s’y arrêtât plus long-temps, il
se détournait et portait son regard ailleurs
dans ce vaste univers où il n’avait qu’à choi
sir; non pas indifférent, mais non pas attaché;
curieux avec insistance,avec sollicitude, mais
sans se prendre au fond; bienveillant comme
on se figure que le serait un dieu; véritable
ment olympien : ce mot-là, de l’autre côté du
Rhin, ne fait pas sourire. Paraissait-il un
poète nouveau, un talent marqué d’originalité,
im Byron, un Manzoni, Goethe l’étudiait aussi
tôt avec un intérêt extrême et sans y apporter
aucun sentiment personnel étranger; il avait
l'amour du génie. Pour Manzoni , par exèm-
ple, qu’il ne connaissait nullement, quand le
Comte de C arrnagnola lui tomba entre les mai ns,
le voilàqui s’éprend, qui s’enfonce dansl’étude
de cette pièce, y découvrant mille intentions,
mille beautés, et un jour, dans son recueil
périodique {Sur l'Art et l'Antiquité) où il dé
versait le trop plein de ses pensées, il annon
ce Manzoni à l’Europe. Quand une Revue
anglaise l’attaqua, il le défendit et par toutes
sortes de raisons auxquelles Manzoni n’avait
certes pas songé. Puis quand il vit M. Cousin
et qu’il sut que c’était, un ami de.Mànzoni, il
se mit à l’interroger avec détail, avec une in-|
satiable curiosité, sur les moindres particula
rités physiques et morales du personnage, 1
jusqu’à ce qu’il se fût bien représenté cet ob-j
jet, cet être, cette production nouvelle de la),
nature qui avait nom Manzoni, absolument 1
comme lui, botaniste , il aurait fait d une
plante. Ainsi de tout. Pour Schiller il fut ad - !
mirable de sollicitude , de conseil. Il vit ce;
jeune homme ardent, enthousiaste, qui était;
emporté par son génie sans savoir le condui
re. Mille différences, qui semblaient des an
tipathies , les séparaient. Goethe n’usa pas
moins de son crédit pour faire nommer
Schiller professeur d’histoire à Iéna. Puis, un
meinem neureux les ayant rapprochés, la fu
sion se fit; ü prit insensiblement en main ce
génie qui cherchait encore sa vraie voie. La
•Correspondance, publiée depuis , a montré
Goethe le conseillant, influant salutairement
sur lui sans se faire valoir, le menant à bien
comme eût fait un père ou un frère. Il appe
lait Schiller un Etre magnifique. Goethe com
prenait tout dans F univers , — tout excepté
deux choses peut-être, le chrétien et le héros.
Il y eut là chez lui un faible qui tenait un peu
au cœur. Léonidas et Pascal, surtout le der
nier, il n’est pas bien sûr qu’il ne les ait pas
considérés comme deux énormités et deux
monstruosités dans l’ordre de la nature.
Goethe n’aimait ni le sacrifice ni le tour
ment. Quand il voyait quelqu’un malade,
triste et préoccùpé, il rappelait de quelle ma
nière il avait écrit Werther pour se défaire
d’une importune idée de suicide : « Faites
comme moi, ajoutait-il, mettez au monde cet
enfant qui vous tourmente, et il ne vous fera
plus mal aux entrailles.» Sa mèresavait égale
ment larecette; elle écrivait un jour à Bettina,
qui avait perdu par un suicide une jeune
amie, la chanoinesse Gunderode, et qui en
était devenue toute mélaucolique : « Mon fils
a dit : Il faut user par le travail ce qui nous
oppresse. Et quand il avait un chagrin, il en
faisait un poème. Je te l’ai répété mainte
fois, écris l’histoire de Gunderode, et en
voie-la à Weimar ; mon fils la désire ; il la
conservera, et au moins elle ne te pèsera
plus sur le cœur. »
Tel était, autant qu’un rapide aperçu peut
l’embrasser, l’homme que Bettina s’était mise
à aimer, mais qu’elle aimait comme il leur
séyait à tous deux, c’est-à-dire d’une flamme
qui caresse et qui ne brûle pas.
A partir de ce jour de l’entrevue, et après
être retournée à Francfort, elle lui écrivit
sur toutes choses, lui envoya toutes ses
pensées, tantôt sur le Ion de l’hymné et
de l’adoration, tantôt sur celui de la gaîté
et du badinage. Quelquefois cette effusion à
laquelle elle se livre est bien étrange et tou
che de près au ridicule : « Quand je suis au
milieu de la nature, dont votre esprit, lui
écrit-elle, m’a fait comprendre la vie intime,
souvent ieconfonds et votre esprit et cette vie.
Je me couche sur le gazon vert en Fembras-
saut...» Elle lui répète trop souvent : « Tues
beau, tu es grand et adnfirab'e. et meilleur
que tout ce que j’ai connu... Gomme le soleil,
tu traverses la nuit...» Elle lui parle dans
ces momens, comme on parlerait à Jéhovah.
Mais, tout à côté, il y a des légèretés et
des fraîcheurs de pensée et d’expression
ravissaut.es. La lettre qu’on peut appeler Sms
le tilleul, à cause d’un tilleul creux qui y
est décrit, est toute pleine de vie, de gazouil-
lemens d’oiseaux, de bourdonnemens d’a
beilles dans le rayon. Elle-même, en ces mo
mens, s’adressant au poète et se plaignant
de n’être pas aimée comme elle «ime, a rai
son de s’écrier : « Ne suis-je pas l’abeille qui
s’«n va volant et qui te rapporte le nectar de
chaque fleur ? » Mais Goethe est comme Jean-
Jacques, comme tout poète: il est amoureux,
mais amoureux de l'héroïne de son roman et de
son rêve. Rousseau n’aurait pas donné la Julie
de^ sa création pour Mme: d’Huudetot elle-
même. Bettina a des momens de bon sens
et des éclairs de passion vraie où elle s’aper
çoit. et se plaint de cette inégalité d’échange
« Oh! ne pêche pas contre moi, dit-elle à
Goethe, ne te fais pas d'idole sculptée pour
ensuite l’adorer, tandis que tu as la possibi
lité de créer entre nous un lien merveilleux
et spirituel. » Mais ce lieu, tout spirituel et
métaphysique qu’elle rêve, cet, amour t _
l’air, pourrait-on lui dire, est-ee là le vrai
lien?
Goethe, à la différence de Rousseau, est char
mant p#ur celle même qu’il tient à distance