© Hessisches Staatsarchiv Marburg, Best. 340 Grimm Nr. Z 45
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digne de celui qu’elle avait mis au monde.
Cette vieille mère de Goethe, madame la
Conseillère de Goethe, comme on l’appelait,
d’un caractère si élevé, si noble, j’allais di c
si auguste, toute pleine de grandes paroles
et de conversafions mémorables, n’aime rien
tant que d’entendre parler de son fils ; elle a,
quand on lui parle de lui, de grands yeux
d'enfant qui se fixent sur vous et clans lesquels
brille le plus parfait contentement. Elle a.
fait de Bettina sa favorite ; celle-ci, en en
trant, s’assied sur un petit tabouret à ses
pieds, entame la conversation à tort et à
travers, dérange la gravité des alentours et
se permet toute licence, sûre d’élre toujours
pardonnée. La digne Mme de Goethe, qui a
en elle le sentiment du réel et le bon sens, a
compris tout d’abord que cet amour de la
jeune fille pour son fils ne tirait pas à consé
quence, que celte flamme, ce feu de fusée né
brûlerait personne. Elle se raille du rêve de
la jeune fille, qui le lui rend de reste en luti-
neries, et, tout en la raillant de ce rêve, elle
en profite; car il n’est pas de jour où, dans
sa solitude, cette mère heureuse ne pense h
son fils, « et ces pensées, dit-elle, sont de
l’or pour moi. » Mais à qui en parlerait-elle?
devant qui compterait-elle son or, cet or qui
n’est pas fait pour les profanes, sinon devant
Bettina? Aussi, quand cette folâtre est ab
sente, quand elle court les bords - du Rhin,
comme cela lui arrive souvent, et qu’elle va
faire l’école buissonnière à chaque vieille
tour et à chaque rocher, elle manque bien
à sa chère Mme la Conseillère :
« Dépêche-toi de revenir à la maison, lui écrit
celle-ci'. Cette, année je ne me sens pas aussi bien
que l’année dernière; quelquefois je te désira
avec une certaine frayeur, et je reste des heures
entière« à penser à Wolfgang (prénom de Goethe),
quand il était enf.; 2 et qu’il se roulait à mes
pieds ; puis comme il savait si bien jouer avec son
frère Jacques, et lui raconter des histoires! 11 me
faut absolument quelqu’un à qui je puisse dire
tout cela, et personne ne m'écoute aussi bien que
toi. Je voudrais vraiment que tu fusses là, près
de moi.»
Bettina revient donc près de la mère de
celui qu’elle vénère et qu’elle adore ; et ce
sont ...es conversations sans fin sur cette en
fance de Goethe, sur ce qu’il annonçait de
bonne heure, sur les- circonstances do sa
naissance, sur le poirier que planta son grand-
père pour marquer ce beau jour, et qui pros
péra si bien, sur la chaise verte où s’as
seyait sa mère quand elle lui contait les his
toires sans fin qui rémerveillaient, sur les
présages et les premiers indices de son
génie en éveil. Jamais enfance d’un dieu
n’a été épiée et recueillie dans ses moin
dres événements avec plus de curiosité pieu
se. Une fois qu’il traversait la rue avec plu
sieurs autres enfans, sa mère, et une per
sonne qui était avec elle à la fenêtre, remar
quèrent qu’il marchait avec beaucoup de ma
jesté, et lui dirent que cette manière de se te
nir droit le distinguait des autres enfans de
son âge. « C’est par là que je veux commen
cer, répondit-il ; plus tard je me distinguerai
par toutes sortes de choses. » — « Et cela
s’est réalisé, » ajoutait la mère. — Bettina
sait toutes ces choses des comimencemens
mieux -que Goethe lui-même ; c’est à elle
qu’il aura recours dans la suite, quand il
voudra les retrouver pour les enregister dans
ses Mémoires, et elle aura raison de lui dire ;
« Quant à moi, qu’est-ce que ma vie, sinon
un profond miroir do la vie ? »
Un jour, Goethe était déjà un beau jeune
homme, lè plus beau de ceux de son âge; il
aimait fort l’exercice du patin, et il en
gagea sa mère à venir voir comment il y
réussissait. 11 faisait un beau soleil d’hiver.
Lanière de Goethe, qui aimait.la magnificen
ce, mit « mie pelisse fourrée de voiours cra
moisi, qui .avait une
agrafes d’or, # et elle monta en voiture avec
des amis :
te Arrivés au Mein, raconte-t-elle, nous y trou
vâmes mon fils oui patinait. 11 volait comme une
flèche à travers la foule des patineurs ; ses joues
étaient rougies par l’air vif, et ses cheveux châ
tains lout-à-fait dépoudrés. Dès qu’il aperçut ma
pelisse cramoisie, il s’approcha de la voiture et
me regarda en souriant très gracieusement : —
Eh bien ! que veux-tu ? lui dis-je. — Mère, vous
n’avez pas froid dans la voiture, donnez-moi vo
tre manteau de velours. — Mais tu ne veux pas
le mettre, au moins? — Certainement que je veux
le mettre. — Allons, me voilà ôtant ma bonne
pelisse chaude ; il la met, jette la queue sur son
bras, et s’élance sur la glo.ee comme un fils des
dieux. Ah ! Bettine, si tu l’avais vu ! il n’y a plus
rien d’aussi beau; j’en applaudis de bonheur ! Je
le verrai toute ma vie. sortant par une arche du
pont et rentrant par l’autre : le vent soulevait
derrière lui la queue de la pelisse, qu’il avait lais
sée tomber. »
I
Et elle ajoute que la mère de Bettina
était sur le rivage et que c’était à elle que
son fils, ce jour-là, voulait plaire. Mais n’a
vez-vous pas senti dans ce simple récit de 1
mère tout l’orgueil de Latone ; C’est un fils
des dieux ? Ne croirait-on pas vraiment en
tendre, non la femme d’un bourgeois de
Francfort, mais l’épouse d’uu sénateur ro
main, une impératrice romaine, ou Cornélie?
Ce que sentait cette mère alors, toute l’Al
lemagne depuis l’a senti pour Goethe : Goe
the, c’est la patrie allemande.
En lisant ces lettres de Bettina, on fait
comme elle : on se surprend à étudier Goe
the dans sa mère, et on l’y retrouve plus
grand, plus simple du moins et plus natu
re^ avant l’étiquette, et dans la haute sincé
rité de sa race. On voudrait qu’il se fût un
peu plus ressouveuu dans son génie de ce
mot de sa mère ; « 11 n’y a rien de plus grand
que quand l’homme se fait sentir dans
l’homme. »—On a dit que Goethe aimait peu
sa mère, qu’il l’aimait froidement, que, pen
dant de longues années, séparé d’elle seule
ment par une quarantaine de lieues, il ne la
visita point; on l’a taxé à ce sujet d’égoïsme
et de sécheresse. Je crois qu’ici on a exagé
ré. Avant de refuser une qualité à Goethe, il
faut y regarder à deux fois, car le premier
aspect chez lui est celui d’une certaine froi
deur, mais cette froideur recouvre souvent
la qualité première subsistante. Une mère ne
continue pas d’aimer et de révérer à ce point
un fils jusqu’à la dernière heure, quand il a
envers elle un tort grave. La mère de Goe
the n’en trouvait aucun à son fils, et il ne
nous appartient pas d’êlre plus sévère qu’el •
le. Ce fils aimait sa mère à sa manière, à la
manière de tous deux, et, quoique cette fa
çon filiale ne soit pas peut-être de celles qui
doivent se proposer en modèle, il n’était
point ingrat ; « Tiens chaud de cœur à ma mè
re, écrivait-il à Bettina... Je voudrais cordia
lement être à même de te récompenser de
tes soins pour ma mère, Il me venait un
courant a’air de son côté. Mainteüaut
que je te sais près d’elle, je suis rassuré ,
j’ai chaud. » Ce courant d'air pourtant
ne laisse pas de faire sourire ; Fontenelle
n’eût pas mieux dit. J’ai pensé quelque
fois qu’on pourrait définir Goethe à notre
usage, un Fontenelle revêtu de poésie. Au mo
ment où il perdit sa mère, Bettina lui écri
vait, en faisant allusion à cette disposition
froide et ennemie de la douleur, qu’on lui
attribue : « On prétend que tu te détournes
de ce qui est triste et irréparable ; ne te dé
tourne pas de l’image de ta mère mourante.
Sache combien elle fut aimante et sage à son
dernier moment, et combien Vélément poéti
que prédominait en elle. » Par ce dernier
trait, elle montre bien qu’elle sait l’endroit
; par où il faut le pénétrer, fioethe lui répond
| avec des paroles senties de reconnaissance